04 avril 2013

Imogène Aseitas

"Tout ce qui n'est pas pensée est le pur néant ; puisque nous ne pouvons penser que la pensée et que tous les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent exprimer que des pensées ; dire qu'il y a autre chose que la pensée et que tous les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent exprimer que des pensées ; dire qu'il y a autre chose que la pensée, c'est donc une affirmation qui ne peut avoir de sens. Et cependant - étrange contradiction pour ceux qui croient au temps - l'histoire géologique nous montre que la vie n'est qu'un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n'a duré et ne durera qu'un moment. La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit. Mais c'est cet éclair qui est tout."Henri Poincaré, La valeur de la science. Paris : Flammarion, 1913, p. 276



Massage cardiaque (Une Nounou d'enfer saison 1 épisode 7 : Imaginaire Imogène)


Les ventres pourront seuls nier l'aséité. Apollinaire, Alcools, 1913, p. 94

Au commencement était le logos ; la langue était avec moi car la parole était moi. Toutes choses ont été faites par le verbe et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. Car au commencement, faire c’est dire.

Longtemps j’avais couché l’univers entier dans un songe. De bonne heure je me figurais tous les êtres comme les créatures de mon esprit. Je m’étais persuadé que rien n’existait que mon imagination n’ait créé et que l’étoffe du monde n’était que le tissu chamarré de mes affects filant sur la trame de ma volonté.
Car mon esprit est la substance de tous les êtres de la Création, du plus petit grain de poussière à la plus haute montagne, de l'amibe à l'éléphant, tous les êtres sont pétris dans la même pâte universelle; dans l'argile de ma volonté, humectée de l'eau des rêves; toute gonflée de l'air de mes songes; et il n'y avait rien qui ne fut cuit dans le feu ardent de Celui-qui-est.
Toutes mes créatures mettent à exister une insistance proportionnée au vouloir créateur. Parmi elles, il en est une qui surpasse les autres en perfection; voici l'homme.
J’ai si bien fait les hommes à mon image que, incapables de reconnaître ma divinité, ils me voient pour un des leurs. Je les aime comme moi-même. Et réciproquement, ils m’aiment comme si j’étais l’un deux, c’est à dire fort mal ; ma famille, mes collègues, mes amis, aucun d’eux ne saura jamais voir en moi la source du Grand Tout, et si je le leur avouais ils me tiendraient pour un fou et me rejeteraient dans l'indignité. A l'instar de ma puissance créatrice, l’esprit humain s'interroge sur l'origine du monde et invente des réponses pour broder la grande fable du monde. Du plus débile au plus génial, chaque homme ressasse sa vérité du monde qui dans sa Bible, qui dans ses livres, qui dans les Mythes ou dans ce qu'ils appellent la science, la plus raffinée de leurs mythologies.
Tout comme moi-même qui les avait créés à mon image, ils ont imaginé des dieux qui leur ressemblent. Mes proches me croient né de femme comme eux tous. En particulier celle que j’appelle ma mère est convaincue de m’avoir enfanté ; à tel point que souvent j'en suis moi même persuadé; comme si ma propre création, habitée par mon principe créateur, me recréait à mon tour en m'informant et refaçonnant en retour, imprimant les motifs d'une conscience humaine sur ma conscience divine; Dieu fait homme par le force des hommes. L'Esprit contaminé par les chimères humaine, au point d'en oublier ma propre déité, j'ai perdu jusqu'à la mémoire intime de ma propre origine et je ne perçois plus que le rayonnement fossile du souvenir affaibli de ma conscience originelle uniformément refroidie dans toutes les directions du cosmos.
De cette conscience initiale, chauffée dans l’extase océanique, de ces feux aveuglants expansés dans une nuit liquide et salée, de la puissance primitive de ma créativité des grands débuts, il ne reste qu’un substrat narratif, très vague et refroidi. Mais il est omniprésent et également réparti dans toutes directions de la conscience cosmique. Du récit élémentaire, le fragment le plus net me fait encore entendre l’écho des battements de mon cœur distordu par la nuit des espaces liquides et salés, renvoyé dans l’ample nuit liquide et salée couleur de sang à travers laquelle mon cœur battant jubilait d’entendre son écho amplifié et ralenti ; de l’écho puissant de mon cœur, prémice d’une conscience de soi le souvenir s'est presque éteint. Dans l'espace confondu de la mémoire et du présent, cet écho si faible dans la gelée des espaces noirs et salés, cet objet ténu de la mémoire n'est peut être qu'une construction humaine.
Je crois me souvenir cependant ce besoin d’expansion dans cet étroit cosmos où je bandais tout mes nerfs et provoquait l’explosion primordiale. Au centre cette brutale inflation de mon être, déchirant mes tympans, m'éclaboussant de lumière, je hurlais d’un cri profond ébranlant l’univers et, crevant la matrice, j’avais créé les airs, lâché les eaux, dilaté l’infini. Dans la griserie de ce sursaut créateur, glissant au flux visqueux, entre ce que j’allais un jour appeler des cuisses, je commençais avec ardeur à façonner ma mère dont l’existence prenait corps sous la pression de mes mains et la succion de mes lèvres. Lourde masse, confuse et molle, la puissance créatrice de mon amour en fit bientôt cet être merveilleux et qui sent bon qu’on appelle une maman. Est-ce par nostalgie de l'instant originel que depuis j'ai créé les êtres à mon image? Ces êtres qui sont des tentatives d'autoportrait réalisée sans miroir; je n'avais jamais vu mon visage. J’avais créé chacun des êtres de l’univers comme une sorte de modèle hypothétique de ce que fut l’origine du monde, le monde c’est-à-dire moi, puisque je suis le monde ; puisque tout ce qui est, n’existerait pas sans moi. Car moi seul existe; le monde étant mon rêve.
Je n’avais jamais cru qu’en moi-même. Je fis donc l’homme à mon image.

Moi qui vit au milieu des hommes, qui me fit homme parmi les hommes et qui suis leur égal car je ne leur ai jamais fait sentir ma divinité, je tiens à dire que si j’ai toujours eut le plus grand respect des autres, approchant toujours mon prochain avec la plus grande déférence, c’est que je les avais toujours considéré comme mes choses à moi, créations personnelles qui m’inspiraient amour et orgueil, sur lesquelles je veillais toujours avec soin ; en amoureux de ma création, je ne haïssais rien ni personne. Bien sûr quand une de mes créatures s’en prend à une autre pour la détruire ou faire souffrir, cela me navre et je ressent cruellement dans la chair de mon esprit comme une entrave dans mon pouvoir créateur. Cependant, mon optimisme ne se laisse pas abattre par toute cette violence, les meurtres et les guerres et les catastrophes naturelles ; mon imagination démiurgique saura parfaire le meilleur des mondes possibles. Du moins le croyais-je encore il n’y a pas si longtemps.


Tout bascula un soir, devant la télévision par laquelle, à l'occasion d'un sitcom, s’ouvrit une première lézarde dans le cosmos de ma conscience. La petite Gracie est une charmante blondinette fragilisée par le décès encore récent de sa maman. Sa petite âme introvertie s'orne une intelligence vive et précoce exaltée par une imagination têtue et charmante; la pauvre enfant compense l'absence de sa mère par la camaraderie complaisante et fidèle d'une amie imaginaire nommée Imogène. Cette amitié ne manque pas de déconcerter l'entourage familial et au premier chef, la sémillante nourrice, Fran Fine embauchée quelque épisodes plus tôt pour assumer des tâches maternelles laissées en plan par la défunte. L'enfant consulte une pédopsychiatre, porte un intérêt passionné pour ces séances et organise des psychothérapies de groupe pour ses poupées.
Je m’étais d’abord amusé de cette amie imaginaire avec ce nom étrange, Imogène. Mon trouble commença quand je pris conscience de la mort d’Imogène vers la fin de l’épisode. A cette époque, je ne pouvais pas vraiment l'analyser mais la brèche pouvait s'ouvrir.
Un matin je fut renversé par un autobus dont le chauffeur ne m’avait manifestement pas vu. Je m’en sorti avec quelques points de sutures aux urgences. Au physique je m’en tirais avec rien qui ne soit irréversible. Il en allait tout autrement au moral.
A mon réveil à l’hôpital, mes yeux s'ouvrirent pour voir assise à mon chevet ma créature, ma préférée, celle qu’en société j’appelle ma femme; la première chose je lui demandais fut celle ci : « Chérie, répond moi sincèrement, ne fait pas semblant je t’en supplie je veux savoir la vérité ; là, en ce moment, hic et nunc, me voit-tu, m’entends-tu, me sent-tu ? » Je vis un grand trouble sur son visage qu’elle réprima vite par son rire cristallin. « Voyons, chéri, que dis-tu là ? ».Mais j’avais bien sentis qu’elle me cachait quelque chose. Ses attitudes, son comportement avec le docteur et les aides-soignantes me semblait trop bien joué. Dans le ton, dans les gestes il y avait un naturel exagéré ; tout dans leur être semblait déterminé à vouloir faire passer du vrai. J’étais convaincu d’avoir affaire à des experts du mentir-vrai. Cela me demandais de gros efforts intellectuels, une épuisante tension de l’esprit dans laquelle je m’obstinais et qui vidait progressivement ma conscience. Moi qui croyais avoir créé le grandiose univers ; ce cosmos qui rayonnait de ma conscience d’être, moi qui voyait tous le génie humain comme l’excroissance de son souffle créateur ; Lascaux et Borobudur, Shakespeare et les Veda, le CERN et le Parthénon étaient pour moi les avatars de l’Unique principe créateur de mon Ego dilaté. Je comprenais soudain que je n’étais en fait que le petit compagnon imaginaire de tous ces êtres et que, pour des raisons qui me dépassent, ils étaient désormais décidés à se débarrasser de moi. Dans un effort démesuré, ma conscience se dissout dans chaque objet du monde transformé en indice de ce complot cosmique et je vois bien aujourd’hui que chaque atome de l’univers y participe.





Je voudrais être un point épousseté des masses,

Un point mort balayé dans la nuit des espaces,
et je ne le suis point !



Tristan Corbière (1845 1875)

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09 avril 2008

Mécanique


A VENDRE


Ma passion des véhicules propulsés par des moteurs à combustion interne dépassait la raison. Il s'agissait d'un culte. J'avais dix-huit ans et je subissais l'attraction irrésistible de cette mécanique sacrée. Je ne rêvais que pistons, carburateurs, allumage par magnéto, changement de vitesse à double baladeur et cardans. Je ne prévoyais pas que mon idole allait devenir un monstre. Comment une soupape serait-elle capable de changer notre mode de vie, nos nourritures, la nature de nos plaisirs, notre façon de faire l'amour? [Jean Renoir, Geneviève, Flammarion, p. 10]




J'ai rendu mon permis de conduire ce matin à la préfecture; j'arrête de conduire. J'y songeais depuis des années, c'est maintenant chose faite. Je préfère la place du mort à celle du conducteur. Je ne sais que faire de la Juva; cette voiture - la seule que j'ai jamais conduite - je l'avais conservée en mémoire de mon grand-père disparu. La revendre un bon prix à un collectionneur me répugne. Je suis tenté de la céder à mon fieul mais je m'avise; ce n'est vraiment pas une bonne idée; il déteste la voiture autant que moi-même. Même s'il prend des leçons de conduite chez Verdurin, même s'il est certain qu'il aura le permis avant même d'avoir le bac, même si la Juva fut la voiture officielle des No-Brain son groupe de rock, même si pour aller étudier à Caen ou à Rennes être motorisé lui serait un confort. J'aurai l'impression de lui refiler une arme à feu en lui cédant ma Juva 4. Je lui ai transmis mon dégoût des bagnoles et je ne songe à la lui proposer que parce qu'il est capable de décliner l'offre; et ce n'est pas parce que la Juva dauphinoise ne serait pas assez sport à ses yeux. Il n'est pas un adepte du culte de l'auto, c'est tout. J'ai peut être un peu trop d'influence sur lui.

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09 mars 2008

Pensée du jour

QUOD NUNC RATIO EST, IMPETUS ANTE FUIT

Ce qui est raisonnable aujourd'hui fut d'abord une impulsion.

Ovide

26 décembre 2007

Julien Gracq

"Ce qui me plaît chez Breton, ce qui me plaît dans un autre ordre chez René Char, c'est ce ton resté majeur d'une poésie qui se dispense d'abord de toute excuse, qui n'a pas à se justifier d'être, étant précisément et d'abord ce par quoi toutes choses sont justifiées." (Préférences)

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25 septembre 2007

Cinématographe

Cantique du Cinéma
à Ruth

L’image élémentaire, la voit-on à l’écran ?
Epiphanie d’icône ou image noumène,
Et qui n’est chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre – et même, elle nous comprend !

Car sur ce grand écran, se projette en petit
Le Grand Tout, l’Univers tout à la fois classique
(la pomme de Newton), tout à la fois quantique
(le chat de Schrödinger qu’Einstein avait honni).

Un grand Nobel a dit - un esprit très caustique
Qui a fait progressé l’électrodynamique -
« Personne ne comprend la physique quantique »
Et si pour le ciné, se trouvait le même hic ?

Est-il si insensé de trouver sur l’Ecran
Comme une réduction de tous les phénomènes
A la fois corpuscules, billes d’espace et de temps,
Autant que masses mouvantes ondoyant l’espace-temps ?

Que ce soit un Carné, un Ozu, un Huston
Tout film porte en lui la dualité du monde ;
La pomme qui jadis a passionné Newton,
En tombant dans l’étang a propagé des ondes
Qui revivent à l’écran dans les deux dimensions.

Comment pouvoir saisir ce quantum de vision
Qui défile sur la bande entre lampe et lentille
A un débit constant ; vingt-quatre par seconde.
Lecteur ! n’insiste pas si ton esprit vacille.

Elle se moque en brillant de la haute culture
La Lumière pénétrante à la double nature
Autant ondulatoire qu’elle est corpusculaire,
Homonyme des frères qui ensemble inventèrent
Ce fastueux cinéma si brillant en lieu sombre !

L’Univers est un film et le film est une ombre.
Platon nous l’avait dit, il y a déjà longtemps;
Et l’évangile de Jean exprimé plus clairement.

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02 juillet 2007

Du bouddhisme considéré comme canard-lapin

O. Redon, Le Bouddha, c. 1905, Pastel sur papier, 98 x 73 cm, Musee d'Orsay






L'article suivant du chroniqueur Roger Pol Droit a paru dans l'édition du Monde des livres du 15 mai 1998


L'époque aime le pluriel et les ambiguïtés. En outre, le bouddhisme l'attire. Y aurait-il un lien ?

Voilà déjà un moment que tout est pluriel. L'homogène, l'unique, l'unifié paraissent suspects. Le divers est jugé préférable. Autrefois, le multiple inquiétait. Désormais, il attire et rassure. C'est vrai en politique. Ancien : le Parti socialiste unifié. Nouveau : la gauche plurielle. Dangereuse et paralysante : la « pensée unique ». Stimulante et prometteuse : la société en réseaux, les réflexions décentrées, la prolifération en cours sur Internet. Un foisonnement d'idées différentes, des sensibilités de toutes sortes, voilà ce que nous devrions fêter. Vivent les multitudes ! Là seraient l'avenir et le salut, entre multiculturel, multimédia et multinationales. A New York, à Paris, dans toutes les villes-carrefours, les musiques, les cuisines, les langues, les vêtements forment comme une mosaïque, un patchwork de traditions et d'habitudes. Cette pluralité n'implique pas nécessairement fusion ou métissage. C'est la juxtaposition, plutôt, qui domine : les éléments viennent à la suite les uns des autres, sans se mélanger. Ou bien ils se combinent, mais d'une étrange façon.

En donnant naissance à des « canards-lapins ». Ce drôle d'animal avait retenu l'attention du philosophe Wittgenstein. Pas de panique : cet assemblage hétéroclite ne gambade pas sur l'île du Docteur Moreau. Ce n'est pas un monstre mêlant vraiment poils et plumes, mais seulement un dessin, une figure qui apparaît, selon la manière dont on la regarde, tantôt tête de lapin, tantôt profil de canard. Mais on ne pourra jamais trancher. Ces silhouettes ambiguës nous semblent déconcertantes. Notre préférence va de manière persistante aux bestioles correctement délimitées : lapins nets, canard francs. Les bêtes doubles, les allures équivoques, méfiance ! Chaque chose à sa place, en ordre, dans sa case. Par exemple : les philosophies d'un côté, les religions d'un autre. Ici l'Occident, là l'Orient. Ou encore : d'une part les travaux savants, d'autre part les réflexions personnelles. Eh bien non ! Ce n'est pas ainsi que ça marche. Tout se brouille, singulièrement, si l'on ose dire, avec le bouddhisme.

Dans un essai où tous les mots du titre prennent un « s », Bernard Faure, grand connaisseur des textes japonais et chinois, développe une série de remarques judicieuses sur le bouddhisme considéré comme canard-lapin. En historien des religions et en observateur perspicace, il insiste en effet sur la façon dont cette doctrine et pratique multiforme déconcerte nos catégories, mêlant des traits qui nous paraissent incompatibles. Dans sa réalité vivante, le bouddhisme présente en effet plusieurs visages en même temps. Le mérite de Bernard Faure est de ne vouloir en laisser aucun de côté. C'est pourquoi il s'emploie à combattre la tendance européenne à fabriquer un bouddhisme purement philosophique, propre, débarrassé de ses moulins à prières et de ses chamanes. Réduite à une éthique rationnelle, purifiée de toute une masse de légendes et de rituels qui prétendument l'encombrent ou la défigurent, cette doctrine est une invention récente, et bien sûr occidentale. Contrairement à cette tendance européenne, il vaudrait mieux ne pas séparer les composants multiples du bouddhisme. Au risque de heurter notre goût ou notre entendement, il convient d'admettre qu'il est à la fois, et indissociablement, souligne Bernard Faure, construction rationnelle et pratique magique, doctrine philosophique et voie de salut.

Le pluriel s'impose encore autrement. Entre les sources indiennes, les composantes chinoises, l'évolution japonaise, la filière tibétaine, il n'y a évidemment pas un bouddhisme, mais au moins une demi-douzaine. Victor Segalen, dans son Journal des îles, notait déjà, en 1904 : « Dommage vraiment qu'il n'existe qu'un seul mot, Bouddhisme, pour signifier de telles diversités et que ce mot lui-même soit comique, trapu, ventru, pansu et béat. » Bernard Faure montre d'ailleurs combien le bouddhisme n'est pas seulement divers en lui-même mais constitue également un facteur de diversification. Il incite à considérer sous des faces nouvelles des questions habituelles, il « pluralise » la réflexion comme la spiritualité. Par exemple, si l'on tient compte des décalages, discrets mais irréductibles, que les tournures d'esprit bouddhistes peuvent introduire dans notre manière de penser la texture de la réalité, le statut de l'esprit, les relations de l'être et du néant, la place de la vérité et quelques autres questions fondamentales, on se trouve conduit à concevoir l'activité philosophique selon des registres multiples. Au lieu de rêver à « la » philosophie, on se souciera de comparer les éclairages fournis par des usages distincts de la rationalité, qui sont tous cohérents mais pas tous identiques. De même, pour des motifs analogues, on ne saurait continuer à parler de religion au singulier.

Faudrait-il, dans le même mouvement, aller jusqu'à comparer plusieurs sortes de connaissances, les unes acquises par des voies théoriques et techniciennes, les autres élaborées par les expériences et les efforts des méditants ? Le risque est de confondre, faute de précautions suffisantes, des réalités tout à fait disparates. Il n'est pas du tout certain que scientifiques et moines bouddhistes parlent véritablement de la même chose quand ils se préoccupent des fluctuations de la conscience, du rôle du sommeil, des processus du rêve ou de la définition de la mort. Pourquoi ne pas tenter d'établir de vraies rencontres, préparées, attentives et patientes, entre chercheurs occidentaux et maîtres tibétains ? Ce serait un moyen d'y voir plus clair, de commencer à envisager des passerelles, ou de constater les distances éventuellement irréductibles. Dans cet esprit, Francisco Varela, spécialiste des sciences cognitives, a fondé en 1987 les rencontres « Mind and Life » entre des chercheurs de diverses disciplines et le dalaï-lama. Il s'agit de séminaires fermés qui se poursuivent une semaine et se tiennent généralement à Dharamsala. Six de ces rencontres ont eu lieu. La quatrième fournit matière à l'ouvrage intitulé Dormir, rêver, mourir, où le dalaï-lama, après avoir écouté leurs exposés respectifs, dialogue avec le philosophe Charles Taylor, la psychanalyste Joyce Mac Dougall, le neurobiologiste Jerome Engel, l'anthropologue Joan Halifax et la psychologue Jayne Gackenbach.

Le résultat est intéressant, pour les questions posées comme pour celles laissées de côté. Il est clair toutefois que le bouddhisme tibétain ne peut évidemment pas être considéré seulement comme expert dans les voyages aux confins de la conscience quotidienne. Les moments où l'on sort de soi sommeil, rêve, mort ne sont pas sa « spécialité ». On se gardera donc de confondre le thème de cette rencontre et la multiplicité des apports possibles du bouddhisme à la réflexion. Le cantonner dans un domaine même aussi vaste que les excursions aux limites de l'esprit , ce serait le réduire à n'être que canard ou lapin.


ROGER-POL DROIT

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29 juin 2007

Eloge d'un historien

Il poursuivait sans cesse la muse Clio de ses assiduités ce qui lui ouvrit une intimité très particulière avec la connaissance historique. Sa puissance visionnaire caressait doctement la courbe des temps, sachant habilement s'arrêter en des points délicats où il réveillait des soubressauts paroxystiques, tant sa pénétration vous donnait le vertige.
Agatha Christie évoquant l'érudition historique de mon grand-père, Une autobiographie, éd. Le masque, 2006

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30 mai 2007

Anima Mundi

Extrait du journal de mon grand-père:
Depuis la fin du paléolithique l'homme sédentarisé, qui n'a fait que refouler son âme nomade, ne voyage que pour effacer la mauvaise crasse paysanne avec laquelle il s'est embrenné à force de piétiner toujours la même terre. Dans la langue française ce prurit voyageur aurait du s'exprimer par une verbe tel que "se dépaysanner". Mais le mot étant trop laid pour le goût français, on lui préféra le verbe se dépayser qui occulte le besoin de se sentir moins plouc en insistant sur le besoin de changer de paysage.

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21 mai 2007

« Trouvez la tasse à café qui manque et vous pourrez reposer en paix »

Picabia, 1917



On est un jour de juillet 1928 et mon grand-père voyage à bord de l’Orient Express ; il se dirige vers Istambul après un court séjour à Vienne. Il est seul dans le wagon restaurant; il écrit un poème. Mon grand-père est alors obsédé par la notion védique de maya, le caractère illusoire du monde dans l'ancienne philosophie de l'Inde. Il semble que cette obsession lui ait inspiré ce mystérieux poème, Illusion. Il est écrit au verso d’un papier à l'entête de la Lloyd’s; le recto en est couvert de chiffres et caractères géorgiens et, détail anecdotique, le cercle brun d’une tasse de café marque du sceau de l'Accident toutes ces écritures. André Breton possédait ce document que Francis Picabia lui aurait vendu. Il fut racheté par l’Institut d'Economie Quantique en 2003.




Illusion

Ondulante Maya, trouble de ma vision,
Tu es le voile ultime et la douce illusion.
Je me noie bienheureux dans tes mers profondes
Hoquetant des soupirs, ballottés par les ondes.

Soudain, porté bien haut par une lame puissante
Je me réveille échoué sur la roche coupante
D’un étrange récif en forme de cafetière.
Et tremblant je songeais : "Ai-je rêvé, hier

Cette femme troublante qui m’avait bien juré
Ne jamais me revoir si je ne réparais
La machine à café, la source merveilleuse".

Ce bel engin chromé aux formes arrondies
Délivrait un nectar, une boisson savoureuse
Qui rendait leur tonus à nos nerfs alanguis.

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06 mai 2007

Après-Midi d'élections à Toulouse

Asmodée, diable et pilier de bénitier (Rennes-le-Château)


Au milieu du trône et autour du trône,
il y a quatre êtres vivants remplis d'yeux devant et derrière. ( Ap. 4, 6)

Ce matin personne n'est venu me chercher à la gare Matabiau. Yvon Ligneux m'a fait faux-bon; sa femme m'avait prévenu hier, il est très malade. Je suis de passage dans la ville rose pour travailler sur des archives diocésaines dans le cadre de mon enquête sur les mystères de Rennes le château. J'ai passé l'après-midi à flâner en touriste le long de la Garonne. Sous l'école des Beaux-arts, quelques rapins exposaient leur croûtes le long des murs en brique qui bordent les quais. Quelques jolies femmes apportant là leur beauté, j'avais une envie folle d'en croquer quelques une; mais j'ai laissé mon matériel de dessin en Normandie. Emois printaniers, présence rafraîchissante de l'eau. Ambiance décontractée, gâchée pour moi par les pollens des platanes qui m'irritent les yeux et me font éternuer; je suis allergique aux arbres méditerranéens.
En me dirigeant vers la place du Capitole je passe au milieu d'une bande de jeunes avachits sur un terre-plein encombré de voitures garées à la toulousaine. L'un d'eux m'interpelle et me demande, avec un fort accent du Québec, si la loi française autorise la consommation d'alcool sur voie publique. Pas très sûr de moi je finis par lui dire que, de toutes façons, après huit heure la France entière serait saoule comme une vache avec un mélange champagne / mort subite à cinquante pour cent (à l'heure où j'écris, vingt et une heure, j'apprend que cette proportion approche 53,35% de champagne et 46,65% de mort subite). Je me reproche quand même l'inspiration luciférienne qui m'a porté à encourager ces jeunes à s'exploser la tête à l'alcool. Je hais les salauds qui vendent de l'alcool et, c'est étrange, ce sentiment est, je l'espère, mon seul point commun avec le futur locataire de l'Elysée. C'est pourtant vers un bistrot que je me dirige.
Place du Capitole, je me décide pour le Florida; le guide du Petit Futé le signale comme une institution toulousaine à ne pas manquer. Curieux de voir jouir la France qui gagne, j'espérai y observer la faune qui allait bientôt s'envoyer du champagne. Je me met en terrasse. Très classique, la façade du Capitole fait sa mine blasée de rombière qui ne compte plus ses ravalements. Son classicisme bien rangé est en partie masqué par un rang de quatre camions de la télévision; sobrement peints en blanc, le logo discret, la parabole déployée sur le toit, les fourgons de l'info peinent à cacher leur vulgarité. Derrière eux, des tentes bâchées de blanc abritent des journalistes au garde-à-vous devant les caméras; l'un avec son profil d'aigle, semble guetter, le doigt sur l'oreillette, quelque mystérieux signal parisien et s'apprête à commenter les premières estimations locales. Il est seulement dix-huit heures. Côté Canal+, une jeune journaliste dispense un laïus dans un débit soutenu; je n'entend pas ce qu'elle dit. Debout sur une caisse en plastique comme un prédicateur de Hyde Park, elle est vêtue d'un petit haut pourpre qui, à la caméra saura passer pour strict, tandis qu'en dessous, hors-champ, un jean et des tennis essayent de se faire discrets. Du côté France-Télévision, un élégant sexagénaire à chevelure léonine, sans doute un prof de Science Po, tient compagnie à un journaliste adossé à un camion Spangherro avec son logo à tête de bœuf; avec une nonchalance patricienne, ils semblent attendre que l'heure passe; parfois ils échangent quelques courts propos sur le ton calme de l'indifférence courtoise. Je m'assied donc à cette terrasse face à l'horloge Capitoline, plus ou moins en attente moi aussi. Je consommais un chocolat liégeois en potassant le dossier que m'avait envoyé Ligneux. Autour, beaucoup de femmes qui papotent entre copines. N'ayant pas mon matériel de dessin, je reste concentré sur cette histoire de diable de bénitier; Saunière, le curé de Rennes le château aurait fait mouler, dans une mystérieuse matière ayant des propriétés radiatives comparables à celles des mégalithes de Bretagne, un diable que chacun nomme Asmodée (comme le diable boiteux de Restif de la Bretonne et de Lesage). A dix-huit heures trente, une bagnole immatriculée 93 passe en trombe; un rap à haute-pression s'expulse comme des salves de mortier depuis les vitres ouvertes du véhicule; devant la terrasse du Florida, le passager et le chauffeur nous adressent un doigt en vociférant un tas de mots probablement insultants parmi lesquels je n'ai pu distinguer que le nom de Sarkosy. Dix-neuf heure trente; au fond de ma tasse, subsiste encore une fine écume chocolatée qui est sur le point de se figer; je dois renoncer à ces quelques molécules sucrées que je ne peux plus aspirer à la paille sans faire de bruits inconvenants. A côté de moi, comme deux points de phosphore, l'éclat vif des talons rouges de ma voisine ne cesse de me distraire du dossier Asmodée. Je renonce à attendre vingt heure. En 1995, la première victoire de Chirac m'avait déjà bien convaincu qu'une hystérie collective de droite ressemble en tous points à une hystérie collective de gauche. Que vais-je apprendre de plus? Je n'attendrai pas non plus la troupe des perdants qui ne manquera pas de venir crier pacifiquement vade retro, sur la grande place: grisés par l'odeur du souffre ils viendront s'immoler devant le Léviathan; en déposant leurs nuques sous le talon des bottes et démontrer ainsi, aux télés remplies d'yeux, que l'Elu est la Bête. Il faudra pour cela qu'on casse quelques vitrines.
Non, je ne serai pas du sabbat. Il est dix-neuf heures quarante, je décide de marcher vers Jolimont pour rentrer à l'Hôtel. Il fait si beau que je fais violence à mes allergies; je ne prend pas le métro et vais à pied, le long de ces grandes allées de platanes, les allées Jean Jaurès. Je passe à côté de la médiathèque de la ville; un gros truc sur deux pattes dissymétriques qu'ils appellent une Arche. J'apprend que l'établissement est ouvert le dimanche. Si j'avais su je serais venu travailler là, on m'a dit que le bâtiment était équipé en Wi-Fi. En continuant mon chemin, je trouve une voiture en train de brûler à Jolimont, pas loin de l'Hôtel. Il est vingt heures quinze, la France s'est déjà mise au charbon et de nouvelles lumières s'apprêtent à illuminer notre vieille nation.

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01 mai 2007

Prière pour la fête du travail

Notre Président qui êtes élu
Que votre nom soit honoré
Que votre gouvernance advienne
Que vos décrets soient appliqués
Dans la rue comme au palais
Versez nous nos allocations

Et délivrez nous du travail.


Ubu, par Patrick Moya

Je souscris volontiers à cette vieille utopie qui voudrait laisser à des robots toutes les tâches qui asservissent l’homme en le dégradant. Car il est bien des métiers avilissants, nuisibles à la santé physique et morale de l'homme; en attendant trop de l'humaine faiblesse, le travail instille, corps et âme, une influence corruptrice sur ses exécutants. Parmi les tâches les plus difficiles et ennuyeuses qui soient données d’assumer à un être humain il y a la fonction présidentielle. Cette fonction ainsi que toutes les fonctions de direction et de gouvernement, devrait être robotisée en toute urgence. Car cette fonction n'a pas seulement les effets corrupteurs bien connu sur l'âme humaine; elle est aussi très dispendieuse pour la société. Les inconvénients de la fonction gouvernementale sont si graves que peu d’hommes sont en mesure de l'assumer de bonne grâce, même avec une rémunération exorbitante. On a remarqué depuis longtemps déjà que les fonctions les plus rémunérées sont des fonctions dirigeantes ; on n’a rien trouvé d’autre pour inciter des gens à s’y coller. Parce qu'elle doit assumer toutes ces rémunérations dispendieuses la société ferait de grandes économies en remplaçant tous ses dirigeants par des robots.

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28 avril 2007

Vitesse de libération

EXTRAIT DU JOURNAL DE MON GRAND-PERE:

Je me sent parfois comme un fou qui voudrait, à la force des bras satelliser des cailloux autour de la Terre, en toute discrétion, sans déranger personne.



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23 avril 2007

Un souvenir d'enfance du petit Tzar cosy




A cause de leur goût immodéré pour les nourritures exotiques, il regnait chez les parents du petit Nicolas une grande débauche alimentaire. Aussi était-on sujet dans cette famille à de fréquentes coliques qui salissaient durablement la cuvette des vécés. Aux temps heureux de l'enfance pré-pubère, le petit Nicolas tout à la découverte de son corps, éprouva de bonne heure un plaisir ineffable en nettoyant la cuvette souillée avec son puissant jet d’urine. Avec une délectation jubilatoire, en usant à plein des possibilités directionnelles de son petit organe, il mettait une grande application à nettoyer au Kärcher, disait-il, tout ce caca qui recouvrait honteusement le bel émail blanc. C'était la récompense de toutes ces patientes rétentions urinaires qui lui délivraient la puissance nécessaire pour faire briller le petit coin à la force de sa vessie.

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22 avril 2007

Consolation dans la philosophie


On sait que le philosophe Diogène (~413 - ~327) était le fils d’un riche banquier de Sinope ; tenant pour nulles toutes les richesses qui font courir les hommes, il avait élu domicile dans un tonneau dans lequel il vivait frugalement.
Martin Heidegger naquit dans un monde où la philosophie de Diogène était loin d’avoir triomphé ; pourtant son papa était tonnelier. Issu d’un milieu modeste, marqué par son expérience d’enfant de chœur le jeune Martin s’éprend de théologie, science qui l'ouvre à la philosophie. Esprit brillant, ses grandes capacités lui gagnèrent de belles distinctions académiques. L’Europe dans laquelle a grandit Heidegger n’était pas une époque de renoncement, bien au contraire on y valorisait la réussite sociale, et plutôt qu’à renoncer aux vanités du monde chacun s’y appliquait avec plus ou moins de bonheur à monter dans l’échelle sociale. Martin y est parvenu à sa manière très philosophique en repensant le monde pour se le concilier. N’empêche que dans un monde qui aurait suivi la philosophie de Diogène, Martin aurait pu se vanter d’avoir un papa architecte.

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11 avril 2007

Credo

Un croyant est une personne qui croit qu'elle croit.

A-G. d'Affy

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