08 juin 2006

L'écornifleur




C’était en périphérie de Bayeux dans les jardins du Baron Gérard, des pommiers entouraient les guinguettes et des vignes alourdies de raisin s’enroulaient dans les pergolas ; un champs de coquelicots palpitait au soleil et, ça et là, de grands étudiants en complets blancs devisaient en marchant. Sous leurs pas le gravier crissait, soulevant une poussière noire.
Dès son entrée dans la gargote, chaque tête plongea sur son assiette. Sa vue provoquait une sorte de crainte honteuse qui vous poussait à cacher votre regard. Sa corpulence bien sûr, intimidait. Rien en lui d’objectivement attentatoire à la pudeur, même aux plus pudibonds ; c’était l’existence même d’un tel être qui avait quelque chose d’impudique et qui très objectivement incommodait tout le monde. Son aura même, sa présence physique heurtait les sensibilités les moins délicates avec la force troublante et mystérieuse d’une sensualité confinant à l’horreur. Son visage poupin s’enflait d’un groin affreux et une pâleur couperosée donnait à sa face la texture veinée d’un marbre de boucherie.
Voilà ce qui nous en imposait. Par conséquent chacun de nous serra les fesses et concentra son attention dans son assiette quand la chose approcha notre table. Sans dire un mot il envoya sa grosse main s’emparer de l’assiette pleine de déchets de tripes et de croûtes de camembert dans laquelle Françoise avait déjeuné. Ouvrant grand sa bouche d'où émanaient des odeurs de poubelle, il enfourna tout avec calme, presque sans un raclement de gorge. Françoise étouffa un cri et dans un hoquet, se déclencha une nausée subite qu’elle maîtrisa avec peine et qui la fit tousser pendant trois bonnes minutes.
Puis sans un regard vers elle, il s’enquit immédiatement de l’assiette de Jacques qui promptement lui avait saisi le bras : « Dites donc jeune homme, un peu de tenue s’il vous plait. Nous n’avions pas vraiment terminé notre repas et nous ne saurions admettre de telles manières ! »
Mais le monstre d’un geste brusque se dégagea de l’emprise de Jacques dont la main frêle ne put retenir un poignet si massif. Imperturbable il réitéra son geste répugnant avec l’assiette de mon ami dont les restes de poulet avec de petits os et quelques haricots verts figés dans la sauce glissèrent à petites secousses jusqu’au fond de l’inquiétant gosier.
- « Ah ! s’en est trop monsieur ! s’indigna Jacques. Devrions-nous, à votre âge ! vous enseigner les bonnes manières ! En voilà des façons. Je vais aller me plaindre auprès de…
- «Krouil ! » lui répondit l’ignoble pique-assiette.
Pour ma part, je me risquai à dire : « Enfin, jeune homme, êtes vous fou ! »
Il ne m’entendit pas : il déchira un bout de la belle robe blanche de Corinne pour s’essuyer les lèvres. Il lui en prit même un second bout, car je l’ai déjà dit, sa bouche était énorme.
Visiblement satisfait, il se campa devant notre tablée et tandis qu’il nous regardait il nous sembla voir naître sur sa face blême comme un sourire tendre. Alors pleins d’émotion, nous pûmes contempler dans son écœurante splendeur cette gueule immense que nous trouvâmes fort édentée ; des broyats organiques pourrissaient dans les fissures des molaires et des gencives, abrasées et flétries par les matières solides. Cosmos à soit seul, cette contemplation nous livrait comme l’intuition d’un sens profond et mystérieux à la pourriture.
Alors, d’un geste fruste qui se voulait galant il prit la main blanche et fine de Corinne qu’il baisa bruyamment. Quand Corinne retrouva ses esprits, l’écornifleur avait disparu dans les tonnelles. Et personne ici ne l’a jamais revu.

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