Wu Wei
20 mai 1920
On n’a probablement raison d’envisager la relation entre science et technique dans les termes suivants : comprendre pour agir et agir pour comprendre. Si le but premier de la science est de comprendre le monde et tout ce qu’il comporte, si de même le but premier de la technique est d’agir dans le monde et sur les choses qu’il comporte ; ces évidences suggèrent que plus il y aura de science plus grande sera la puissance d’action de l’humanité sur le monde et ce qu’il comporte. Lorsque nous employons les mots science et technique immanquablement on pense à MM. Chevreul, Pasteur, Berthelot, mais aussi MM. Ford, Edison et Lord Kelvin. La découverte de Roentgen est frappante à ce sujet ; en découvrant de nouveaux rayons, ce qui correspond à un accroissement de science, Roentgen nous a donné un outil de diagnostic permettant de voir les causes du mal comme on n’avait jamais espéré pouvoir les voir un jour; ce qui nous était caché, une fois devenu visible nous ouvrait des perspectives d’action à nous autres médecins. Je sais que Madame Curie a sauvé de nombreuses vies pendant la guerre grâce à des machines à rayons X transportés dans des fourgons automobiles. Cette manière de voir est entièrement tournée vers l’action. Mais prenons par exemple, les spéculations du professeur Einstein dont les journaux font si grand cas. Il semble que des personnalités éminentes du monde savant les prennent très au sérieux ; pourtant tout le monde s’accorde à exclure qu'il soit possible de tirer une quelconque conséquence pratique des travaux du savant suisse. Ainsi j’ai peine à me résigner à l’idée que le moteur de la science est alimenté par le besoin d’action des hommes. La maxime "comprendre, c’est déjà pardonner" m’inspire une tout autre manière de voir les choses. Et si, au lieu d'un encouragement à l'action, l’accroissement du savoir humain était une invite à comprendre pour s’abstenir d’agir ; le temps passé à ne pas agir est souvent autant de temps qui permet de chercher à comprendre. Il n’y a guère que les sages chinois qui ont su donner une valeur positive à la non action ; peut-être que d’autres tribus utilisent-elles un concept semblable. Il va me falloir écrire à M. Levy-Bruhl à ce propos. En tous cas il ne me semble pas raisonnable de croire qu’à chaque nouvelle découverte de la science il faille chercher ensuite un appui pour l’action ; on peut trouver dans le savoir de nombreuses raisons de ne pas agir et même peut-être de cesser d’agir. Si nous privilégions autant l’action c’est parce que les conséquences de l’action sont en général rapidement visibles, et, même si ces conséquences ne sont pas toujours celles qu’on attendait, on ne se sent pas lâche parce qu’on aura agit. Tandis que si l’on ne fait rien, il est difficile d’évaluer le résultat de notre non action ; ceci nous plonge dans une angoisse que seule l’action soulage. Cet état de fait est une catastrophe lorsqu’il s’agit d’action collective tandis qu’au niveau de l’individu cela s’équilibre en fonction de la névrose de chacun pour reprendre le terme du docteur Freud. Je suis convaincu que la principale vertu de la science réside moins dans ses résultats que dans sa pratique même. C’est pourquoi je répugne à concevoir la recherche scientifique comme un métier ; tout comme la pratique artistique, je l’envisage plutôt comme une sorte de spiritualité sans religion qui (comme la religion) nous relie (religo) au réel, c’est à dire à un indéfinissable qu'il faut bien pouvoir nommer comme avait du se résigner à le faire en son temps l'auteur du Pentateuque ; Javeh, celui qui est. (Le mot "réel" ne veut rien dire d’autre que "chose").
Libellés : mysosophie, non agir, pacifisme, violence