Du bouddhisme considéré comme canard-lapin

L'époque aime le pluriel et les ambiguïtés. En outre, le bouddhisme l'attire. Y aurait-il un lien ?
Voilà déjà un moment que tout est pluriel. L'homogène, l'unique, l'unifié paraissent suspects. Le divers est jugé préférable. Autrefois, le multiple inquiétait. Désormais, il attire et rassure. C'est vrai en politique. Ancien : le Parti socialiste unifié. Nouveau : la gauche plurielle. Dangereuse et paralysante : la « pensée unique ». Stimulante et prometteuse : la société en réseaux, les réflexions décentrées, la prolifération en cours sur Internet. Un foisonnement d'idées différentes, des sensibilités de toutes sortes, voilà ce que nous devrions fêter. Vivent les multitudes ! Là seraient l'avenir et le salut, entre multiculturel, multimédia et multinationales. A New York, à Paris, dans toutes les villes-carrefours, les musiques, les cuisines, les langues, les vêtements forment comme une mosaïque, un patchwork de traditions et d'habitudes. Cette pluralité n'implique pas nécessairement fusion ou métissage. C'est la juxtaposition, plutôt, qui domine : les éléments viennent à la suite les uns des autres, sans se mélanger. Ou bien ils se combinent, mais d'une étrange façon.
En donnant naissance à des « canards-lapins ». Ce drôle d'animal avait retenu l'attention du philosophe Wittgenstein. Pas de panique : cet assemblage hétéroclite ne gambade pas sur l'île du Docteur Moreau. Ce n'est pas un monstre mêlant vraiment poils et plumes, mais seulement un dessin, une figure qui apparaît, selon la manière dont on la regarde, tantôt tête de lapin, tantôt profil de canard. Mais on ne pourra jamais trancher. Ces silhouettes ambiguës nous semblent déconcertantes. Notre préférence va de manière persistante aux bestioles correctement délimitées : lapins nets, canard francs. Les bêtes doubles, les allures équivoques, méfiance ! Chaque chose à sa place, en ordre, dans sa case. Par exemple : les philosophies d'un côté, les religions d'un autre. Ici l'Occident, là l'Orient. Ou encore : d'une part les travaux savants, d'autre part les réflexions personnelles. Eh bien non ! Ce n'est pas ainsi que ça marche. Tout se brouille, singulièrement, si l'on ose dire, avec le bouddhisme.
Dans un essai où tous les mots du titre prennent un « s », Bernard Faure, grand connaisseur des textes japonais et chinois, développe une série de remarques judicieuses sur le bouddhisme considéré comme canard-lapin. En historien des religions et en observateur perspicace, il insiste en effet sur la façon dont cette doctrine et pratique multiforme déconcerte nos catégories, mêlant des traits qui nous paraissent incompatibles. Dans sa réalité vivante, le bouddhisme présente en effet plusieurs visages en même temps. Le mérite de Bernard Faure est de ne vouloir en laisser aucun de côté. C'est pourquoi il s'emploie à combattre la tendance européenne à fabriquer un bouddhisme purement philosophique, propre, débarrassé de ses moulins à prières et de ses chamanes. Réduite à une éthique rationnelle, purifiée de toute une masse de légendes et de rituels qui prétendument l'encombrent ou la défigurent, cette doctrine est une invention récente, et bien sûr occidentale. Contrairement à cette tendance européenne, il vaudrait mieux ne pas séparer les composants multiples du bouddhisme. Au risque de heurter notre goût ou notre entendement, il convient d'admettre qu'il est à la fois, et indissociablement, souligne Bernard Faure, construction rationnelle et pratique magique, doctrine philosophique et voie de salut.
Le pluriel s'impose encore autrement. Entre les sources indiennes, les composantes chinoises, l'évolution japonaise, la filière tibétaine, il n'y a évidemment pas un bouddhisme, mais au moins une demi-douzaine. Victor Segalen, dans son Journal des îles, notait déjà, en 1904 : « Dommage vraiment qu'il n'existe qu'un seul mot, Bouddhisme, pour signifier de telles diversités et que ce mot lui-même soit comique, trapu, ventru, pansu et béat. » Bernard Faure montre d'ailleurs combien le bouddhisme n'est pas seulement divers en lui-même mais constitue également un facteur de diversification. Il incite à considérer sous des faces nouvelles des questions habituelles, il « pluralise » la réflexion comme la spiritualité. Par exemple, si l'on tient compte des décalages, discrets mais irréductibles, que les tournures d'esprit bouddhistes peuvent introduire dans notre manière de penser la texture de la réalité, le statut de l'esprit, les relations de l'être et du néant, la place de la vérité et quelques autres questions fondamentales, on se trouve conduit à concevoir l'activité philosophique selon des registres multiples. Au lieu de rêver à « la » philosophie, on se souciera de comparer les éclairages fournis par des usages distincts de la rationalité, qui sont tous cohérents mais pas tous identiques. De même, pour des motifs analogues, on ne saurait continuer à parler de religion au singulier.
Faudrait-il, dans le même mouvement, aller jusqu'à comparer plusieurs sortes de connaissances, les unes acquises par des voies théoriques et techniciennes, les autres élaborées par les expériences et les efforts des méditants ? Le risque est de confondre, faute de précautions suffisantes, des réalités tout à fait disparates. Il n'est pas du tout certain que scientifiques et moines bouddhistes parlent véritablement de la même chose quand ils se préoccupent des fluctuations de la conscience, du rôle du sommeil, des processus du rêve ou de la définition de la mort. Pourquoi ne pas tenter d'établir de vraies rencontres, préparées, attentives et patientes, entre chercheurs occidentaux et maîtres tibétains ? Ce serait un moyen d'y voir plus clair, de commencer à envisager des passerelles, ou de constater les distances éventuellement irréductibles. Dans cet esprit, Francisco Varela, spécialiste des sciences cognitives, a fondé en 1987 les rencontres « Mind and Life » entre des chercheurs de diverses disciplines et le dalaï-lama. Il s'agit de séminaires fermés qui se poursuivent une semaine et se tiennent généralement à Dharamsala. Six de ces rencontres ont eu lieu. La quatrième fournit matière à l'ouvrage intitulé Dormir, rêver, mourir, où le dalaï-lama, après avoir écouté leurs exposés respectifs, dialogue avec le philosophe Charles Taylor, la psychanalyste Joyce Mac Dougall, le neurobiologiste Jerome Engel, l'anthropologue Joan Halifax et la psychologue Jayne Gackenbach.
Le résultat est intéressant, pour les questions posées comme pour celles laissées de côté. Il est clair toutefois que le bouddhisme tibétain ne peut évidemment pas être considéré seulement comme expert dans les voyages aux confins de la conscience quotidienne. Les moments où l'on sort de soi sommeil, rêve, mort ne sont pas sa « spécialité ». On se gardera donc de confondre le thème de cette rencontre et la multiplicité des apports possibles du bouddhisme à la réflexion. Le cantonner dans un domaine même aussi vaste que les excursions aux limites de l'esprit , ce serait le réduire à n'être que canard ou lapin.
ROGER-POL DROIT
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