
L'An 01, Gébé, L'association, 2000
Depuis ce qu’on appelle le Moyen-âge dans l’histoire de l’Europe, au fur et à mesure que s’affirmait le pouvoir royal d’Etat, la bourgeoisie montante fourbissait ses armes. En France, ponctuellement secoué par les coups de boutoir des révoltes populaires, le pouvoir - jusqu’alors royal - s’est par un beau jour de juillet embourgeoisé en revêtant les oripeaux de la République ; comme le bon goût était alors français le reste de l’Europe voulu suivre la nouvelle tendance avec plus où moins de ménagement pour ses vieilles monarchies. Les violences populaires ennoblies par le vocable Révolution - tellement prisé par la foi rationaliste montante - les jacqueries, les frondes et autres émeutes sont désormais des instruments de pression dont use et abuse le nouveau pouvoir bourgeois qui est parvenu à user la suprématie d’une noblesse qui s’était depuis longtemps passablement abâtardie. Puis vint Marx et avec lui le concept de lutte des classes, nec plus ultra de la culture bourgeoise; l’arrivisme érigé en concept métaphysique et moteur de l’histoire. Le pouvoir bourgeois pouvait enfin advenir à l’état presque pur; on a cru un temps que tel était le pouvoir soviétique. En occident, après quelques regimbements sous l'aiguillon populaire, la République s'était faite démocratique et pendant tout le vingtième siècle la bourgeoisie cosmopolite des démocraties occidentales n’arrivait à pas digérer la réussite du petit bourgeois Oulianov ; une réussite qui embarrassait tant l’intéressé (aux origines modestes) qu’il se couvrit d’un pseudonyme. La charge du monde s'est tant alourdie sur les épaules d’acier de son successeur que celui-ci fit de même. A l'instar de l'écrivain devenu ingénieur des âmes, le leader politique se devait de prendre un pseudonyme car, comme tout ce qui était sacré quand il tombe dans les mains du bourgeois, la politique était devenue un art . L'art lui-même en fut rabaissé en technologie révolutionnaire. Ces russes avaient réalisé en quelques mois, un grand rêve que les bourgeois occidentaux rangeaient encore dans l'Utopie. La jalousie occidentale culmina quand les soviétiques propulsèrent Gagarine dans l’espace ; on sait que cet affront donna l’impulsion à la fusée qui arracha Armstrong à la Terre afin qu’il foulât la poussière du sol lunaire. Mais aujourd’hui, alors que le marxisme léninisme est tombé en discrédit, non par le fait de ses ennemis occidentaux mais de par ses faiblesses mêmes, la bourgeoisie du monde entier est en passe de réaliser bientôt à l’échelle mondiale ce qu’elle a cru un moment être accomplit dans le bloc soviétique. A son corps défendant bien entendu, car ce qu’elle va réaliser, elle l’habillera de sa propre idéologie libérale (dans le pouvoir bourgeois l’idéologie est l’homologue de la théologie des monarchies de droit divin) pour laquelle le beau mot de liberté s’applique aux entreprises des hommes et non aux hommes eux-même. Dans tout cela, la notion de lutte des classes est restée à peu près indemne. Si elle a perdu de sa légitimité dans les sociétés riches, la violence est restée un instrument de domination très général, et pas seulement au-delà des frontières des sociétés riches. Le concept de révolution n’est pas encore tombé au total discrédit ; il est encore des esprits pour croire qu’une violence révolutionnaire maîtrisée fera avancer l’histoire dans le bon sens. Les peuples ont toujours la pensée quand tout va mal « Qu’il faudrait une bonne guerre » ; « Il faut que ça pète » le leitmotiv des mineurs de Germinal s'agite encore en slogans refoulés dans la tête des opprimés. La violence couve ; tout le monde l’attend, sans s’avouer qu’il la désire. Ecoutons un sociologue éclairé dont l’œuvre, une fois vulgarisée se fera émancipatrice en aidant les masses populaires à décoder la violence symbolique qui leur est faite au quotidien. Pierre Bourdieu : « l’idée d’un grand mouvement social…, c’est la seule façon… faut pas aller chercher…. Tant qu’on brûlera des voitures, on enverra des flics. Il faut un mouvement social, qui peut brûler des voitures… mais avec des objectifs ». Ce sont les derniers mots qu’on entend prononcés par Bourdieu dans le film que Pierre Carles lui a consacré (La sociologie est un sport de combat, 2000). Bourdieu n'a jamais écrit cela mais il l'a prononcé, en privé. La caméra tournait encore. L'auteur de Pas vu, Pas Pris a choisi d'en faire le mot de la fin. Bourdieu n'a pas demandé de le couper au montage.
Libellés : action / réaction, pouvoir, violence