Une lettre inédite de mon grand-père
Devise d'A.G. d'Affy (Vitrail de la cathédrale de Winchester)
Vallemont, le 1er décembre 1926
Très Chère Agatha,
En partance pour Sils Maria où je comptais passer l’hiver, je bouclais ma dernière malle quand le facteur sonna pour me livrer cette lettre qui vient changer tous mes projets. Je ne vous ferai pas reproche, bien au contraire, de penser encore à moi. J’avais appris à endurer ce vent glacé qui courrait dans mon cœur - dans ce grand vide que vous y aviez laissé et qui épouse exactement vos formes. Je n’attendais plus depuis longtemps une lettre de vous et vous revoilà ressurgissant des grands fonds de la mémoire à la surface des eaux de mon existence bonace y propageant un grand mouvement de houle venu se briser sur mon tranquille rivage, ébranlant un îlot de sérénité que je croyais de roc ; car cette lame puissante a emporté, tel un fétu, mon pauvre asile que je croyais si sûr. Je m'étais réfugié dans la science et ma pratique médicale dont je m'étais fait un rempart aux tourments du cœur et des glandes ; car ces recherches érudites poursuivies avec une passion enragée dans une vie chaste et solitaire, ces spéculations, ces masturbations intellectuelles direz-vous, sont ma forteresse, les hautes murailles de mon Camelot.
Mais la joie de vous lire ne me console pas de vous trouver si triste. Que dans votre désespoir, vous ayez pensé à lui, cela touche votre bon ami aux tréfonds de son coeur. N’allez pas chercher quelque condescendance dans l’intérêt que je porte aujourd’hui à vos peines; je vous aime trop pour cela et, en lisant le récit des événements qui vous affectent, mes mains serraient avec révolte le papier de votre lettre, le froissant presque à le déchirer. J’avais appris par le Times que Clarissa avait quitté ce monde et, bien que vous n’ayez pas daigné répondre, je pense que vous avez bien lu mon billet de condoléances; je savais combien cette perte serait pour vous une épreuve difficile. Clarissa vous fut bien plus qu’une mère puisqu’elle assura toute votre formation intellectuelle en la portant à un rare degré d'accomplissement, et ce, dans un esprit de bonne humeur et de joie tout aussi rare. Qu'une telle perte vous ait lancée au bord des gouffres je ne le conçois que trop bien; vous n’y étiez pas préparée. L’attitude d’Archibald à votre égard est absolument navrante. Je vous ai sentie très bouleversée par cette brutale demande de divorce et cette liaison qu’il ne prend même plus la peine de vous cacher. Que dire ? sinon que votre soupirant de jadis, à qui vous préférâtes l’aviateur qui vous humilie aujourd’hui, ne peut faire autrement que vous donner tout son soutient moral et médical.
Je tiens cependant à dire que, bien que cela ne vous ressemble pas, peut-être vous désespérez vous trop vite et, qui sait si Archibald ne vous reviendra pas un jour .
Par rapport à Rosalind qui est votre préoccupation première, ne craignez pas de lui montrer votre désarroi si vous ne pouvez pas faire autrement. Comportez vous en mère bien entendu, mais ne refoulez pas vos sentiments si vous n’en avez pas la force. Pensez toujours, ayant retrouvé un peu d’énergie mentale, à bien parler avec elle, a lui expliquer le plus honnêtement possible, sans vous humilier vous-même et sans non plus accabler Archibald ; l’enfant doit apprendre à juger ses semblables – y compris ceux qu’il aime – sur ce qu’ils font (qui peut être bien ou mal) et non sur ce qu’ils sont ; on aide mieux un enfant en lui disant comment faire telle ou telle chose (ce qu’il attend de nous) plutôt qu’en l’enjoignant à être sage (ce qui ne veut rien dire). Objet de fascination pour la philosophie et objet d’exécration pour la mysosophie, le verbe être est probablement un des verbes les plus mutilants que les langues aient créé ; il est a l’origine de tout ce qui est identitaire; la dernière guerre, expression exacerbée des nationalismes, fut la plus meurtrière expression de l’abus du verbe être).
En vous relisant je sens combien ces événements vous ont fragilisée mais je vous crois tout à fait capable de vous ressaisir. Je n’explique que par votre désarroi, votre curieuse proposition qui m’invite à vous rejoindre au Old Swan-Hare Hotel à Harrogate ; ne craignez vous pas que cela puisse devenir compromettant? Je l’accepte néanmoins. En attendant mon arrivée n’abusez pas de l’eau de Spa à Harrogate. Je vous conseille de ne la prendre qu’avec le thé et d’éviter de la boire pure car sa douceur est trompeuse.
Quand je vous aurai rejointe, après quelques exercices d'induction tantrique nous verrons bien si les transes chamaniques, qui vous faisaient autrefois un si bel effet, vous sont toujours aussi efficaces. J’emporterai aussi un moulin à prières ainsi qu’un électuaire aux effets apaisants.
Quand vous serez calmée par ma médecine, nous pourrons causer tranquillement du présent et de l’avenir ; j’essayerai de vous transmettre les enseignements que j’ai tiré de ma vie solitaire. Je vous parlerai du concept d’amour équitable que m’a inspiré mon ami Ackroyd, qui a bien connu Multatuli l’auteur javanais de ce fameux roman, Max Havelaar. L'amour n'est, au fond, qu'un sorte d'édulcorant destiné à favoriser l'acte génésique qui, sans lui, n'est qu'une violence. L’idée de base est qu’en amour nous devrions toujours jouir librement de l'autre sans toutefois nous l'aliéner, autrement l'amour devient inéquitable, exactement comme le commerce (dans une acception - péjorative - le mot commerce est synonyme de relations charnelles) ; ce que nous perdons de nous-même dans la relation entraîne parfois celle-ci au désastre. Il faut inventer l'amour équitable, une forme d’amour nouvelle qui ne peut être vécue que par celui qui s’est affranchit de l’angoisse de la solitude ontologique, c’est-à-dire de l’angoisse d’être humain ; celui dont la conscience ne s'afflige plus de la solitude existentielle de la condition humaine, celui-là sait que l'acte génésique est masturbatoire dans son essence même. Car tous nos ébats amoureux - plus ou moins joyeux - ne sont que des variantes - plus ou moins rafinées - de la pulsion masturbatoire qui, niée par notre civilisation dévoyée et perverse, entre en souffrance et favorise tous les abus de pouvoirs. Et c'est bien à tort que l'on considère l'auto-sexualité comme une passion stérile; car enfin, s'il existe bien un Dieu créateur du monde, comment aurait-il pu créer celui-ci autrement qu'en se masturbant?
Souvenez-vous d’Alice :
"Mais alors, dit Alice, si le Monde, vraiment, n'a absolument aucun sens, qui nous empêche d'en trouver un?".
Comme les lecteurs de plus en plus nombreux de vos romans à mystères, j'ai pour ma part une grande confiance en vos capacités créatrices; vous saurez réinventer votre vie et celle de votre enfant, avec cette grâce qui vous est propre, celle là même qui séduisit Archibald et qui, sait-on jamais, le fera revenir.
Je ne prolongerai pas plus car je suis déjà bien lourd.
Affectueusement,
Libellés : Agatha Christie