31 mai 2006

De la spiritualité

Allocution qui devait être prononcée par mon grand-père à l'occasion des Rencontres du Lion de Judas au solstice d'été 1940. Ces rencontres avaient lieu dans l'Abbaye de Cerisy-la-Forêt deux fois par an aux solstices. Le thème était alors "Spiritualités et humanités".


Il me tient à cœur aujourd'hui, et cela sans esprit de polémique, de rendre sensible à mon prestigieux auditoire l’existence d’une forme de spiritualité qui n'a pas encore été pleinement identifiée comme telle par les théologiens et religieux. Le phénomène dont je vous parle n'est pas traditionnellement rattaché au spirituel. Phénomène émergeant dans l'humanité en devenir, il est encore masqué par une weltanschauung en voie de dépassement, c'est-à-dire un état temporaire des forces spirituelles et intellectuelles qui travaillent les nations du monde d’aujourd’hui. Cette weltanschauung est ce dénominateur (dominateur) commun garant de la Pax Burgensis et son influence s’exerce autant sur l'ensemble du monde occidental que sur toutes les nations que l’Europe a colonisées. Pax Burgensis, la paix bourgeoise est la descendante directe de l'antique Pax Romana; l'Imperator a seulement laissé place à l'entrepreneur et l'actionnaire, les véritables maîtres de moins en moins contestés de la nouvelle Res Publicae mondiale.Un des ressorts de la Pax Burgensis s’appelle la spiritualité; elle y tient le rôle autrefois dévolu à la religion dans les anciens systèmes de domination. Le concept de spiritualité a réussir à s’abstraire de la sphère du religieux tout en se présentant comme une alternative au religieux. On peut désormais se réclamer d’une vie spirituelle en dehors de toute religion. En postulant une transcendance qui relativise l’individu, la spiritualité encourage aux attitudes de renoncement. Ainsi, dans un contexte où l'industrie démultiplie sa production, excitant le désir en proposant abondance de nouveaux biens , la spiritualité peut être perçue comme libératrice et comme un puissant moyen de contrôle sur ses désirs. Collectivement, en incitant à des attitudes de renoncement, la spiritualité pallie (au sens propre où elle peut masquer) les insuffisances des systèmes distributifs (étatiques ou non) de la richesse. Son effet régulateur dans la répartition des richesses consiste à fournir un alibi moral dissuadant les mieux lotis de ce monde de redistribuer leur surplus d’une manière qui fragiliserait leur domination sur la plèbe ; n'est-il pas plus facile à un chameau de passer le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ?
Si au niveau de l'individu, la spiritualité encouragerait au don et au partage, au niveau collectif au contraire elle n’incite pas aux réformes des organismes de redistribution des richesses; en effet, les plus riches étant très peu nombreux par rapport aux plus pauvres; les renoncements des plus pauvres (un peu multiplié par beaucoup égale beaucoup plus) sont mesurables à l'analyse macro-économique tandis que les renoncements des plus riches restent sans effets macro-économiques. Et comme le principal secret de la richesse réside dans l'habileté à manipuler des données macro-économiques on comprend aisément où sont les principaux bénéficiaires des renoncements spirituels du plus grand nombreDans ses formes les plus extrêmes la spiritualité a encore aujourd'hui pour effet principal de verrouiller l’asservissement des moins biens lotis prisonniers d’un ordre social qui profite à un petit nombre d’une manière qu’on est en droit de regarder comme scandaleuse.


Ayant justifié nos réserves sur ce qu'on appelle couramment spiritualité nous voudrions maintenant redonner un sens à ce terme en proposant de le raccrocher à ce qui dans le phénomène humain nous semble se rapprocher le plus des valeurs essentielles que nous souhaitons voir concourir à l'avènement d'une humanité nouvelle.
La spiritualité nous semble dans une première approche inséparable du domaine de la croyance. Pour notre part si nous devions résumer en une phrase notre croyance nous choisirions celle-ci ; il n’est pas d’autre réel que perçu, car le réel n’existe pas en soi, il n’existe que des perceptions et conceptions du réel.
Le fait premier n’est pas l’homme ; le fait que je suis un être humain, c’est-à-dire mon humanité et son corollaire l’humanité des autres, sont des faits secondaires élaborés par l’intellect. C’est ce dernier qui est le fait premier ; cet intellect auquel je m’identifie. L’évidence première est que je suis là et ce je est pure indétermination ; il reste à créer. L’évidence première est l’existence de ce je et du principe créateur qui l’anime et que j’appelle l’esprit. Le je est l’évidence première de ma matérialité ; l’esprit l’évidence première d’une volonté créatrice qui me dépasse. Le mot spiritualité se réfère à un ensemble de croyances et de pratiques relatives cette part immatérielle du réel qu'on nomme l'esprit.


Les anthropologues nous ont habitués a considérer que ces croyances et ces pratiques relèvent de phénomènes culturels. Et aujourd’hui, dans la société contemporaine et en particulier dans l’aire culturelle influencée par la culture européenne et américaine, même lorsque ces pratiques se font en dehors de toute grande religion établie, en dehors de toute secte minoritaire, même lorsqu'il s'agit d'une sorte de religion individuelle inventée par soi même, le fait même qu'on puisse comparer sa propre pratique à des pratiques religieuses montre à quel point le culturel y participe.
On parle de spiritualité chrétienne, de spiritualité française, de spiritualité hindoue etc. La foi du charbonnier aussi est une spiritualité. Ce qui me gène donc, c'est que ce mot soit forcément associé à ces faits culturels, sociologiques ou ethnologiques pétris de contingences et de déterminations hasardeuses ; le discours courant sur la spiritualité est absorbé par l’accident et laisse s’échapper la substance.


Parler de ma spiritualité, ou de ma vie spirituelle revient à relativiser mes propres pratiques et à les replacer dans ce qui me paraît finalement être le plus limitant dans la vie spirituelle; mes idiosyncrasies, les contingences des événements qui ont fait mon éducation et de ma culture. Pour moi ce qui est intéressant, du point de vue que j'appelle spirituel (mais là je n'engage que moi), c'est ce que les hommes ont en commun. En premier lieu ils ont en commun ce fardeau des contingences; même si chacun porte en lui se qu'il ne doit qu'au hasard, le "donné" de son existence, cette histoire qui fait que chacun est unique, qui fait que des jumeaux homozygotes ou des clones ne seront jamais semblables. Une pratique spirituelle, à mon sens, essaie de rendre communicable ces idiosyncrasies indicibles parce que les mots et le langage n'ont pas été créé pour les dire; tout les efforts de l'esprit tendent à ce but; chacun cherche à se prouver à lui même, qu'il est de la même étoffe que les autres malgré tout ce qui semble nous séparer au premier abord, malgré notre singularité existentielle (l'idiosyncrasie). Rendre communicable veut dire mettre en commun. Peut-être est-ce le véritable sens de la communion chrétienne, mais j'en doute. J'en doute parce que ce rite, par le fait même que c'est un rite, sépare la communauté chrétienne des autres humains; la consubstantialité de l'hostie sépare les chrétiens du reste de l'humanité, de même que l'impureté immonde de la viande de porc sépare les musulmans et les israélites du reste de l'humanité. Ces deux exemples illustrent ce que j'appelle les accidents des productions culturelles et que j'oppose au spirituel. J'irais presque jusqu'à dire que le culturel est dans son essence anti-spirituel quelquechose de proche de ce que Nietzsche appelait le Trop Humain. C'est pour cela qu'à mon sens, toute pratique religieuse à peu à voir avec le spirituel. En fait, tout ce qui se revendique comme spirituel à peu à voir avec le spirituel au sens que je voudrai donner à se mot.
En ce sens les sciences humaines me paraissent plus proches de la spiritualité que la théologie. Il me semble d'ailleurs que cette dernière, dans une perspective oecuménique, tend à intégrer les méthodes de celles là (voir le rôle de la philologie dans l'étude de la Bible à la Renaissance, le rôle de l'archéologie aujourd'hui, la psychologie - je pense à l'ouvrage retentissant du docteur Freud sur Moïse...). Mais c'est souvent hypocritement que les théologies (plutôt que la théologie) prétendent tendre à l'universel; on peut souvent les soupçonner de chercher à légitimer les contingences de la religion instituée à laquelle elle se rattache (on parle de théologie catholique, de théologie islamique, de théologie protestante...) en montrant qu'elle est plus universelle que les autres.
Par ce travail de mise en commun de l’expérience humaine, les sciences, dont l’idéal de vérité semble inspirer la théologie, constituent dans la culture contemporaine ce qui me semble être l’effort spirituel le plus patent. De manière consciente elles créent une image de l’homme et du monde et de fait, elles créent le monde.
Alors que la rupture est consommée entre la science et ses origines théologiques, la théologie d'aujourd'hui, dévitalisée et autiste cherche dans la science et la philosophie des arguments, s'inspire des leurs concepts comme pour asseoir une légitimité vacillante, nostalgique cette forme monolithique que lui donnait encore la Somme de Saint Thomas qui puisait elle même dans le savoir antique d'Aristote. Et c'est une théologie aux abois qui s'écrie avec Jacques Maritain : «Le mieux que puisse faire un philosophe, c’est d’humilier la philosophie devant la sagesse des saints.» véritable profession de foi obscurantiste pour notre siècle.


En tant qu’elle est un effort de construction d’un univers commun, la science n’est pas un regard extérieur au monde sur le monde. Elle n’en est même pas la tentative. Il ne s’agit pas pour elle de transformer toute chose en objet. Elle n’a pas pour idéal de rendre compte objectivement du monde. Ne pouvant nier le caractère subjectif de toute vision du monde, elle tend modestement à créer un monde intersubjectif. Et comme effort de connaissance, les sciences faciliteraient la reconnaissance de l’autre.
On reproche encore aux sciences humaines leur incapacité à rendre compte des phénomènes humains d’une manière " objective " comme savent le faire les sciences de la natures pour les phénomènes dits " naturels ".
Je me garderai bien d'assimiler la recherche scientifique à une quête spirituelle. Elle n’est pour la plupart des chercheurs contemporains qu’un gagne-pain comme un autre. D'ailleurs donner au physicien la statut social du prêtre qui au lieu de produire des oracle produirait des expertises, ce serait le signe que ceux qui se réclament de la science n'en porterait plus l'esprit; des pharisiens de l'esprit scientifique en quelque sorte.
Mon but est seulement de rappeler que de même qu’il y a du spirituel dans l’art, il y a aussi du spirituel dans la pratique de la science. Mais on n’échappera jamais à quelque ridicule en voulant réduire toute activité humaine quel qu’elle soit à du spirituel. En Occident comme en Orient le Tao que l’on nomme n’est pas le véritable Tao.

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