12 mai 2006

Immortalité



Extrait du journal de mon gran-père:
6 juin 1942
La pénicilline est absolument épatante. Les progrès de la chimie ne cessent d'apporter de nouveaux remèdes à des maux considérés comme incurables il n'y a pas si longtemps. Les fruits de la connaissance rationnelle sont devenus patents pour le commun des mortels et l'espérance de vie des hommes ne cesse de s'allonger. Dans quelques décennies surviendra l'an 2000 et pourtant nos plus grands médecins, nos meilleurs savants, nos philosophes les plus subtils semblent tous avoir renoncé à la possibilité de l'immortalité désormais rangée au nombre des illusions héritées des âges pré-scientifiques.
Alors que depuis que le monde est monde, depuis que l’homme est homme, l’humanité n’eut de cesse de combattre la mort, la Raison toute puissante doit-t-elle aujourd'hui renoncer à sa quète de l'immortalité? Et bien il va bien falloir que chacun sache que c'est au beau milieu du vingtième siècle, notre bel aujourd'hui, que je viens de découvrir ce secret.
Je ne peux garder pour moi seul le secret d'une telle découverte. Faisons trève de fausse modestie; les révélations que je suis en devoir d'écrire maintenant sont en passe de devenir la pierre angulaire du patrimoine intellecuel de l'humanité.

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Le texte suivant reproduit celui du document qui a été trouvé cellé dans un des ais creux de la reliure du grand livre dans lequel mon grand-père écrivait son journal:


Le secret de l’immortalité

En vérité je vous le dis, après avoir lu ces lignes, l’immortalité cessera d’être pour vous ce vain mot dont la nation française aime à parrer la gloire un peu guindée de ses académiciens. Ce que vous prenez peut être encore pour un vieux mythe conçu pour conjurer l’angoisse de la mort, va maintenant vous être révélé. Oui la mort n’est pas invincible, je puis vivre éternellement dans mon corps matériel et je peux vous apprendre comment.

Voici l’immortalité, la vraie. Pas cette métaphore de la postérité ni non plus l’éternité promise par les prêtres ou les brahmanes. Résurrection ou réincarnation, cette immortalité là, en vérité je vous le dis, n’est du meilleur au pire, que la parabole convenue des mystères insondables ou le lamentable vœu pieu d’un intellect buté ou le fieffé mensonge d’une caste dominante dans un monde de misère.

Saturé de langage, imbibé d'écritures et assourdit de mots, mon esprit engourdi et ivre de concepts s'éteignit dans l'extase en lisant Augustin. A la méditation du Docteur de la Grâce sur les vertiges du temps, mon intellect reliait les fameux paradoxes de Zénon l'éléate qui figèrent la pensée tout en gelant l'espace. Tel un Achille enkylosé, s'épuisant à chaque pensée, mon esprit ralentissait sa progression vers la claire compréhension de l’évêque d’Hippone lorsque s’interrogeant sur l’existence du présent celui ci écrivit ceci vers l’an 400;
Quant au temps présent, s’il était toujours présent, et qu’il ne passa point, ce ne serait plus un temps, ce serait l’éternité (Les confessions XI, 14).
Mes pensées désunies cheminaient par ces deux voies antiques ; celle qui partit de Carthage et l’autre qui s’initia en Elée. Et au croisement de ces deux routes ma pensée s’illumina de cette idée si merveilleuse et si simple de l’immortalité. Car la simplicité de ce qui va vous être révélé vous confondra sans aucun doute et vous serez saisi par la beauté de ce qui va suivre.
Le secret de l'immortalité n'est point de nature matérielle ; point de Pierre Philosophale, encore moins de chimie; pas de pharmacopée, de panacée non plus. Transcendant la matière, un peu de conscience suffit, c'est tout.
Voici l'algorythme de l'immortalité;

1 Si le désir vous vient de l'immortalité, il vous faudra tout d'abord faire le choix de l'heure de votre mort.
2 L'ayant choisie vous aurez l'assurance de ne la connaître jamais ; c'est ainsi que vous deviendrez immortel.

La simplicité de cette méthode spirituelle n'est-elle pas déconcertante ? Ne vous laissez pas troubler plus longtemps et faites le bond définitif dans l'éternité.

Pour cela recherchez un lieu désert, propice à l’exercice d’une méditation prolongée, un endroit calme où vous serez absolument sûr de ne trouver âme qui vive pour vous importuner. Lorsque vous aurez trouvé cet endroit, installez vous y dans la position qui vous semblera la plus confortable. Ceci est très important, car vous devez vous sentir si bien en vous même qu’aucune gêne ne doit venir vous déconcentrer des pensées que je vais maintenant vous prescrire.
Ainsi dites-vous en vous-même : "Je veux mourir dans deux heures exactement". Vous pouvez tout aussi bien choisir de mourir dans quatre heure, voire plus comme dans cinq heures par exemple ; mais vous devez être absolument certain que rien ne viendra vous déranger pendant ces cinq heures ; si quelqu’un doit vous trouver pendant ce temps alors l’expérience est compromise. Aussi avez vous intérêt à choisir une durée relativement courte.Nous retiendrons cependant pour cet exemple une durée de deux heures.
Cette durée fixée dans votre esprit laissez s’écouler une heure pour vous trouver à mi chemin de l’heure de votre mort. A ce moment précis placez en votre esprit la pensée suivante : "Je veux mourir dans une heure". Alors de la même manière que précédemment laissez s’écouler la moitié du temps qui vous sépare de l’heure de votre mort et à ce moment précis déposez en votre conscience la pensée suivante : « Je vais mourir dans une demi-heure ». Après cette pensée laissez encore s’écouler la moitié du temps qui vous sépare de l’instant de votre mort.

Méditez profondément cette pensée puis sans trop perdre de temps attendez une demi-heure au bout de laquelle vous vous direz de la même manière qu'auparavant : "Je veux mourir dans un quart d'heure". Alors il vous faut de nouveau attendre mais cette attente doit durer sept minutes et trente secondes cette fois ci.
Les mieux formés d'entre vous en arithmétique auront compris que vous aurez pris soin de diviser par deux à chaque fois la durée qui vous sépare de l'instant de votre mort. Du fait que la possibilité de diviser le temps est infinie vous pouvez diviser à l'infini le temps qui vous sépare de l'heure de votre mort ; il aura suffit pour cela que vous ayez décidé de celle-ci.
Vous m'objecterez qu'une telle éternité doit être fort ennuyeuse puisqu'on la passe à attendre et qu'il ne faut pas être d'une nature trop impatiente pour y trouver de l'agrément. Je vous répondrai trois choses.
Tout d'abord la longanimité est une vertu que tout homme devrait travailler à fortifier en lui-même ; ne voyez donc dans cette méthode qu'un moyen accomplissement moral et spirituel et vous aurez alors sublimé votre désir égoïste d'immortalité en un noble exercice de longanimité.
Je vous répondrai ensuite que rien ne vous empêche d'interrompre votre travail spirituel si vous le trouvez trop ennuyeux ; vous retrouverez alors tout aussi facilement votre ancienne condition de mortel. Notez bien que si l'envie vous reprend de devenir immortel rien ne vous en empêchera sinon une mort accidentelle que vous n'auriez pas décidée. D'où l'intérêt de pratiquer cette méthode plutôt dans la force de l'âge c'est à dire pendant que la probabilité de mourir reste faible.
Enfin, si l'immortalité consiste à attendre sa mort un nombre infini de fois, le délai d'attente est à chaque fois de plus en plus court. Et sur cette dernière considération je vous dirai en paraphrasant le Prophète, que ceux qui ont des oreilles pour entendre et des yeux pour voir lisent.