Rosée
Godfrey Reggio, Evidence, 1995
Tout d'abord il était seul. Puis le petit nuage s’étira, lentement, pour étaler ensuite tout son volume sous la grand bleu du ciel. Je l’observais attentivement, tout en recherchant un état de concentration tel que les mouvements de mon esprit vinssent épouser au plus près les chatoiements de sa lumière, les virements de couleurs qui animaient la matité des gris et la radiance des blancs. Tout en me balançant mécaniquement sur ma chaise dont le dossier venait cogner rythmiquement le mur, l’âme sous tension, je retenais ma respiration. Mon pied entretenait ce balancement nerveux depuis plus d'une heure. Une douleur sourde naissait dans les chevilles éprouvées; gourd et moite le pied s’échauffait dans la chaussure.
La pensée, devenue cotonneuse s’oppressait, s’enroulait et se développait sans atteindre aucune forme. De gros vers sortaient des interstices sombres qui entachaient les masses filandreuses. Puis après un remuement terminal, la nuée perla.
Il plu.
Me détournant du spectacle de la pluie qui mitraillait le sol boueux de la basse cour, je me levais et rentrais dans la maison. Non que le spectacle me dégoûta ; cette merde et ces plumes noyées dans les flaques d’eau huileuses qui se glissaient sous le hangar au fond de la cour défoncée, toute cette boue caillouteuse m’était familière. Pas plus, je n’avais jamais écarté la possibilité de trouver le même oubli de soi au spectacle d’un brin de paille mouillé aux prises avec une fiente dans le caniveau ruisselant qui bordait la terrasse en ciment. Je voulais simplement conserver prolonger un peu plus cet état intérieur induit par la contemplation du ciel ; je voulais le contenir encore pour m’élancer sur autre chose car j'allais agir maintenant sous son emprise.
Ma femme était assise dans la salle. Sur ses genoux, le reflet bleu de la couverture glacée d’un magasine de mode retient mon regard un bref instant . Un bref instant seulement car mon esprit était occupé par un intense désir d’action qui exaspérait toutes les cellules de mon corps. Le plus perturbant était l’absence flagrante d’issue naturelle à ce désir. Je ne trouvais rien dans la réalité immédiate qui put actualiser ce Grand Œuvre virtuel que je sentais pousser si brutalement en moi. Certes il y avait bien des choses à faire, bien des menus travaux à finir – comme de rincer cette assiette sale qui traînait dans l’évier, préparer le cours de latin pour demain, répondre au professeur Y… Mais chaque fois que je repense à ces choses, elles me semblent devenues étrangères et comme indigne de la disposition intérieure dans laquelle je me trouve. Une montagne se soulevait en moi ; je pensais à l’Inde portant le Tibet aux nues en culbutant l’Asie. Des stupas s’érigeaient sous le ciel de mon imagination avec des crépitements de cymbales et de tambours coulés dans le ronflement grave et continu des grandes trompes tibétaines. Des lamas en lévitation venaient me saluer. Une odeur rance de beurre sortait de la tasse de thé fumante que me tendait un bonzillon édenté.
" - As-tu réparé la chasse d’eau ? " me demande alors ma femme. Je temporisais ma réponse d’une ou deux secondes en soufflant. J’aime ainsi soupirer, introjection de l’image du chat de notre voisine qui souffle ainsi quand il se sent agressé; pfff... J’ai réhabilité le soupir, souvent jugé ridicule. Je soupire sans complexes depuis que j’ai compris dans un livre sur le tantrisme les vertus exorcistes du soupir. Je ne me prive jamais de soupirer longtemps lorsque j’en ressent le besoin.
" Non, je n’ai pas réparé la chasse d’eau. Et quoi ! elle coule encore ! Bon dieu pourquoi m’attends-tu toujours pour qu’on s’occupe de ça ? Putain, la merde! Il n’y a que moi pour faire la merde ici !
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